Une IGP pour la charcuterie corse : l'élevage porcin dans une impasse

Rédigé le 08/08/2023
Jeanne Leboulleux-Leonardi

La Corse vient d’obtenir une IGP pour une partie de sa charcuterie. Certains se réjouissent de ce nouveau “signe de qualité” qui mettrait la production de l'île à l’honneur. Mais à regarder les choses de plus près, tout n’est pas si positif. Joseph Colombani, Président de la Chambre d’Agriculture de Haute-Corse et Président de la FDSEA de Haute-Corse, explique à CNI les tenants et aboutissants de cette mesure qui, selon lui, met en danger la filière porcine corse et "et n’est pas sans conséquences pour le consommateur amateur de charcuterie locale."

Une IGP pour la charcuterie corse : l'élevage porcin dans une impasse

Joseph Colombani - Archives CNI

- Le figatellu, la panzetta, la bulagna et le saucisson sec bénéficient dorénavant d’une Indication géographique Protégée “Charcuterie de l’île de Beauté”. L’obtention de cette IGP, à vos yeux, c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle ?
- La mauvaise nouvelle, c’est que cette IGP, déposée par des industriels 1 , répond à un cahier des charges correspondant avant tout à leur modèle de production de charcuterie, sans tenir compte du lieu d’élevage. Or le G d’IGP signifie “géographique”. L’Indication Géographique Protégée devrait intégrer l’origine géographique de la matière première. Pas seulement le lieu de la fabrication. Car c’est faire croire que l’authenticité d’un produit agricole transformé ne dépend pas de la matière première utilisée – c’est-à-dire en matière d’élevage, de sa race, de son mode d’alimentation, de son âge…

- Mais alors, que deviendraient les industriels ?
A aucun moment, ils ne font naître des animaux, ils ne les font grandir, ils ne les abattent. Ce n’est pas un reproche, c’est un constat : depuis longtemps, chez nous, il existe des gens qui achètent des cochons pour les charcuter. Et c’est très bien. C’est important qu’ils continuent à vivre en Corse, à y travailler, à y créer de la richesse et des emplois – y compris dans les villages. Là où il y a maldonne, c’est quand on utilise, pour certifier un produit, un signe de qualité appelé IGP dont le G signifie “géographique”. Ils auraient pu créer une marque collective, gage de qualité, Fattu in Corsica, “Fabriqué en Corse”.

- Concrètement, quelles sont les différences entre la viande utilisée par ces industriels et la charcuterie traditionnellement produite par les éleveurs corses ?
Selon le cahier des charges de l’IGP, les porcs utilisés peuvent avoir une nutrition complètement industrielle. Et les bêtes peuvent être âgées de 6 ou 7 mois. Quand on abat une bête de 6 mois, c’est qu’on l’a poussée, à travers sa génétique et son alimentation. On recherche la performance quantitative… et pas qualitative. Chez nous, traditionnellement, les porcs sont des porcs coureurs. On abat les bêtes entre 12 et 18 mois. Et ces porcs ont passé leurs derniers mois à parcourir chênaies et châtaigneraies, avec une alimentation de type pastoral. Et ça change tout au niveau de la maturité de la viande, de son goût, de sa qualité… D’ailleurs, notre dernière action syndicale en mai dernier, avec l’occupation pendant 27 heures de la sous-préfecture de Corti, dénonçait l’attribution aux porcs importés d’une aide PAC destinée à valoriser l’alimentation porcine sous les chênaies et châtaigneraies.

- Quelles sont les conséquences de la création de l’IGP pour les éleveurs ?
- De fait, les industriels ont confisqué le nom des produits qui reçoivent l’IGP : pour les quatre produits qui viennent d’être certifiés, rien ne différenciera plus la charcuterie faite avec de la viande importée de celle produite par les éleveurs corses. Bien sûr, la production des éleveurs corses, par définition, sera également éligible à l’IGP ! Parce que, qui peut le plus, peut le moins… Mais ce sera une appellation que l’éleveur corse n’aura pas construite et où il sera noyé dans une production de masse. Production de masse beaucoup moins coûteuse à produire… et donc moins chère à la vente.

- Quelle différence y a-t-il entre le coût de revient d’un kilo de cochon élevé en batterie et celui d’un kilo de viande produite avec un porc coureur ?
Le coût de production est multiplié par 10 pour le porc coureur ! Quand le consommateur non averti aura à choisir entre deux produits ayant la même appellation, il choisira le moins cher ! Ainsi, c’est la responsabilité de l’INAO [NdlR : Institut National de l’Origine et de la Qualité] qui en validant cette IGP sans tenir compte du “G” pour l’origine de la matière première a fait le choix de condamner, par une concurrence déloyale, la production de porcs “coureurs” en Corse.

- Justement, pour le consommateur, pouvez-vous faire un point sur les types de charcuterie qu’on peut trouver en Corse ?
-
En fait, il existe trois types de produits dans la charcuterie corse. Ceux qui sont faits avec des porcs importés. Ceux qui sont fabriqués avec des porcs nés, élevés et abattus en Corse. Et dans cette dernière catégorie, il y a des porcs de race corses… et les autres. Ce que nous voulons préserver en Corse, c’est ces trois types de charcuterie. Parce qu’ils existent. Et surtout parce qu’ils correspondent aux attentes des différents types de consommateurs en Corse. La seule chose importante, c’est de bien différencier ces trois types de charcuterie sur les différents produits. La différenciation, elle se fait par les appellations. L’AOP est réservée aux produits issus de porcs de race corse, et donc nés, élevés et abattus dans l’île – c’est ce qui existe actuellement. L’IGP devrait être réservée aux produits fabriqués avec des porcs nés, élevés et abattus dans l’île – mais de races non corses. Enfin, une marque collective, Fattu in Corsica, par exemple, pour les produits fabriqués à partir de porcs importés – mais bien sûr charcutés en Corse. C’est ce que la FDSEA avait préconisé déjà, aux assises de l’élevage en 2013.

Une IGP pour la charcuterie corse : l'élevage porcin dans une impasse

Photo d'illustration

- Et pourquoi cela n’a-t-il pas été fait ?
Pour la même raison qui a fait que l’IGP a été obtenue. L’obtention de cette IGP néfaste à la filière de production et aux éleveurs corses n’a en effet pas pu se faire sans la complaisance plus ou moins consciente de certains éleveurs corses et des politiques insulaires. Certains éleveurs élitistes, exclusifs, ne conçoivent la charcuterie corse que dans le haut de gamme : pour eux, c’est une charcuterie réservée à une catégorie de consommateurs plutôt fortunés – une vision qui s’accorde d’ailleurs avec celle d’un tourisme tout aussi élitiste, contrant le tourisme de masse décrié à juste titre. On retrouve cet esprit élitiste chez ceux qui défendent de façon exclusive une AOP charcutière réservée aux porcs nustrale.
Et puis, peut-être faudra-t-il penser à introduire temporairement, pour la fabrication du figatellu fermier IGP, qui apporte de la trésorerie en attendant le séchage et la vente de la charcuterie, la possibilité d’ajouter du foie et de la panzetta importés. Le temps, notamment, de mettre en place localement une filière de porc en frais à partir du plan de relance de la céréale porté par la Chambre d’Agriculture. En plus, certains politiques peuvent se satisfaire de voir se réduire le nombre de porcs coureurs et traiter ainsi à peu de frais les problèmes de divagation de bestiaux… Sachant que cette dernière problématique est aussi liée au problème du foncier… toujours pas traité… Bref, laisser l’IGP aux industriels et l’AOP à quelques éleveurs qui nourriront les riches estivants, c’est la solution facile pour se débarrasser de tous ces problèmes ! Entre l’élitisme des uns, les non-dits des autres et l’inaction de nos gouvernants, les industriels ont beau jeu de prétendre que tout ce qui n’est pas AOP peut être IGP.

- Existe-t-il des solutions ?
Pour moi, la solution consiste à mettre les acteurs représentant les 3 composantes — fermiers non AOP, fermiers AOP et industriels — autour d’une table, avec pour seul objectif la nécessité de trouver un compromis. Parce qu’il est indispensable que ces trois composantes s’en sortent, et s’en sortent par le haut ! Le nœud du problème est là. En reprenant l’idée d’une période transitoire sur l’origine du foie et de la panzetta pour la fabrication du figatellu, comme cela a existé en son temps pour la fabrication du brocciu, cela laisserait le temps pour la structuration de la production du porc en frais. Bien sûr, cette tolérance temporaire encadrée, limitée sur le figatellu, ne doit pas remettre en cause la reconnaissance européenne de l’utilisation des chênaies et châtaigneraies pour la finition de porcs coureurs nustrale ou non.

- Organiser une table de négociation… Mais qui s’en chargerait ?
- C’est, de mon point de vue, le rôle de la Collectivité. Parce qu’elle défend les intérêts matériels et moraux de la Corse et du peuple corse. C’est elle qui accorde les aides dont bénéficient les éleveurs – grâce à l’ODARC - mais aussi les industriels – via l’ADEC et l’OTC. Forte de cette autorité morale et financière, c’est à elle d’organiser la concertation. C’est son devoir. Si l’on veut être un pays responsable et souverain, notamment pour notre alimentation, il n’y a pas de place pour le non-dit. Il n’y a pas non plus de place pour un dogmatisme rigide qui aurait pour conséquence d’exclure la majorité des consommateurs : ceux qui n’ont pas les moyens de se nourrir de produits AOP. Un pays responsable, c’est un pays où l’on sait se mettre autour d’une table et dégager, en toute transparence, les meilleures solutions pour le bien de tous.

1 Note de la rédaction : sur leur site, le Cunsorziu se présente comme « des entreprises charcutières familiales unies pour sauvegarder un savoir-faire unique […], des cuisiniers de la viande ayant adapté un savoir-faire séculaire et identitaire de notre île aux exigences sans cesse croissantes de sécurité sanitaire. »