En pleine alerte sécheresse, imbroglio autour de l'arrosage et des forages privés à Porto-Vecchio

Rédigé le 19/10/2025
Julien Castelli

En France, pomper l’eau d’une nappe phréatique pour arroser son jardin est autorisé par la loi, dès lors que le forage est privé et qu’il a été déclaré. Mais quand la sécheresse s’installe, comme c’est le cas depuis mai dans l’Extrême-Sud de la Corse, interdire cette pratique devient une éventualité, à des fins évidentes d’économie de la ressource. Alors que des restrictions drastiques s’appliquent depuis plusieurs semaines dans la microrégion, pourquoi des propriétaires de forages privés ont-ils pu continuer à pomper l’eau des nappes à Porto-Vecchio, sans être inquiétés ? Explications.

L'arrosage des plantes est interdit par arrêté préfectoral depuis l'alerte sécheresse et ce, quel que soit le moyen d'approvisionnement en eau, forages privés compris.

La terre est encore humide sous le mûrier platane. Il est 9 h 30 et l’auréole visible depuis la route trahit un arrosage récent que le goutte-à-goutte installé juste à côté aura toutes les peines du monde à contester. Nous sommes à Porto-Vecchio, dans un quartier résidentiel huppé. En patrouille, les deux policiers municipaux ne peuvent que constater les faits, qui se confirment aisément quand on balaie du regard la verdoyante propriété. Son propriétaire vit sur le Continent, et en ce lundi matin d’octobre, c’est là qu’il se trouve et non dans sa résidence secondaire porto-vecchiaise dont le jardin vient manifestement d’être arrosé. 

Cette constatation pose problème aux deux policiers municipaux porto-vecchiais, car le 29 septembre, leur maire et employeur Jean-Christophe Angelini a pris un arrêté restreignant les usages de l’eau sur le territoire, suite à l’alerte émise par le délégataire Kyrnolia, qui jugeait « très critique » l’état de la ressource restante. Cet arrêté municipal s’est ajouté à celui pris le 19 août par la préfecture de Corse du Sud, et qui restreignait déjà un certain nombre d’usages dans la consommation de l’eau. Soucieux de faire respecter ces deux arrêtés, les deux fonctionnaires parviennent à établir le contact avec le propriétaire de la villa. Ce dernier reconnaît l’arrosage, mais affirme être dans son droit, car l’eau provient de son forage privé. Et d’envoyer, pour preuves, une photo du forage ainsi qu’une copie de sa déclaration préalable auprès des autorités.

Des éléments qui convainquent les deux policiers que tout est en règle. Aucune suite ne sera donnée et le propriétaire pourra continuer à faire arroser son jardin en cette période de sécheresse critique. L’issue de cet épisode laissera un goût amer aux deux policiers municipaux, au regard de leurs considérations éthiques, mais sur le plan juridique, pour eux le dossier est clos, « car rien n’interdit les forages privés dans les arrêtés », et ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’ils sont confrontés à un tel cas de figure.

Un arrêté préfectoral, deux lectures différentes

L’eau brute issue des nappes phréatiques pourrait donc être destinée à l’arrosage, du moment que les propriétaires disposent d’un forage dans leur jardin ? Oui, argue-t-on en mairie de Porto-Vecchio, car sur l’arrêté préfectoral du 19 août, « nulle part il n’est fait mention des forages privés ». D’autre part, avance Jean-Christophe Angelini, « l’eau des nappes phréatiques n’entre pas dans le circuit d’approvisionnement de l’eau potable sur notre territoire. C’est donc bien distinct des raisons de la crise que nous connaissons. » En effet, dans l’Extrême-Sud, l’alimentation collective en eau potable se fait exclusivement grâce aux barrages ou par le biais de captages en rivière. En aucun cas par des captages dans les nappes phréatiques, ce qui nous sera confirmé par trois sources différentes : Kyrnolia, le gestionnaire de la ressource (l’Office d’équipement hydraulique de la Corse) et enfin le bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).

Sollicitée par Corse Net Infos, la préfecture affirme pourtant que les mesures de restriction des usages de l’eau qu’elle a listées en annexe de son arrêté du 19 août « concernent également les forages individuels ». Ce n’est certes pas écrit noir sur blanc, mais la préfecture n’a pas jugé nécessaire de le faire, car du point de vue de ses services, le tableau contenu en annexe de l’arrêté préfectoral apparaît suffisamment explicite. A savoir que l’une des mesures d’alerte renforcées de ce tableau ordonne une interdiction d’usage de l’eau, pour tout ce qui relève de « l’arrosage des espaces arborés, pelouses, massifs fleuris et espaces verts » des particuliers (*). « Ca veut dire pas d’arrosage tout court, peu importe d’où vient l’eau », traduit une source à la préfecture. 

Désireux de mettre un terme au plus vite à cet imbroglio, le directeur de cabinet du préfet a envoyé un courriel, mercredi, aux neuf communes concernées par les restrictions, « pour bien leur rappeler que les mesures d’interdiction s’appliquent aussi aux forages privés », rapporte le service communication du préfet, tout en excluant de publier un nouvel arrêté préfectoral qui en ferait explicitement mention, comme d’aucuns l’auraient souhaité en mairie de Porto-Vecchio. « La vision de ma police municipale, c’est qu’en l’absence d’un nouvel arrêté préfectoral précisant la question des forages, on n’a pas de fondements sur lesquels restreindre ou interdire, regrette Jean-Christophe Angelini. Il y a donc un petit risque juridique, mais il n’y a pas non plus mort d’homme », tempère-t-il, acceptant en définitive, ce jeudi, de se conformer à l’arrêté préfectoral relu et non corrigé par ses auteurs : « Dès demain, je vais demander à ma police municipale de poursuivre les contrôles et, le cas échéant, de verbaliser, y compris ce qui relève du forage privé. »

Biseau salé

Reste à savoir pourquoi dans la microrégion, il n’y a pas de forage collectif alors qu’ailleurs en Corse, l’eau brute des nappes entre bien dans l’équation globale de la potabilisation, au même titre que l’eau des barrages et des rivières. Baptiste Vignerot, qui dirige le BRGM en Corse, apporte plusieurs réponses à cette « spécificité » sudiste : « A Bonifacio, les nappes ne peuvent pas être exploitées car la salinité et la minéralisation sont trop fortes. Et les seules nappes exploitables sont trop profondes, il faudrait creuser entre 150 et 200 mètres. » Pour Porto-Vecchio, la donne est complètement différente : « Auparavant, la collectivité prélevait de l’eau dans les nappes de Porto-Vecchio, mais elle ne le fait plus car on constate régulièrement de fortes tensions sur leur niveau. » Il l’explique « par la sécheresse », mais aussi « par les prélèvements qui sont faits par des riverains et qui ne sont pas forcément déclarés ». Une situation de tension qui a provoqué, selon Baptiste Vignerot, un phénomène de biseau salé (ou intrusion saline) qui intervient quand le niveau d’eau douce de la nappe phréatique est réduit, ou lorsque le niveau moyen de la mer augmente. Dans les deux cas, il y a de l’eau de mer qui pénètre dans la nappe : « Non seulement ça pollue la nappe, mais c’est difficilement réversible comme phénomène, car il est particulièrement difficile de chasser le sel. »

(*) A l’exception de la plage horaire comprise entre 20 heures et 9 heures, mais seulement pour des arbres et arbustes plantés en pleine terre depuis moins de deux ans.